#16. Une soirée parisienne.

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Blond, yeux verts, il se lève, s’avance vers moi. Il est plus petit que ce que je pensais et moins beau que sur ses photos. A tous les coups, c’est la même histoire, les mecs qui paraissent canons en photo sont décevants dans la réalité. Mais j’ai l’habitude, alors je ne cille pas et je sais que mon visage conserve ce masque d’impassibilité perfectionnée par des années de déconvenues.

Blond aux yeux verts, il se lève, s’avance vers moi…

-Salut Nina  ! 

-Salut Frédéric.

Les présentations habituelles commencent. Toujours ces mêmes développements futiles qui m’assomment. Toujours tout recommencer. Alors je picole : les deux verres de vin ont au moins le mérite de me faire piailler intarissablement. Sans surprise, la discussion s’avère agréable. C’est qu’il en a dans la tête.

Au bout du compte, j’apprends que Frédéric est sportif, passionné par l’Afrique, travaille dans l’export, qu’il a été en couple pendant des années, qu’il effectue des rencards avec parcimonie, privilégiant la qualité plutôt que la quantité et qu’il cherche à se poser. Ma foi, il a tout l’air d’être un mec bien.

Je le regarde, les quelques taches de rousseur qui parsèment son nez, ses yeux en amande, son sourire éclatant de blancheur et je me demande si je pourrais l’embrasser, coucher avec lui. Je m’imagine soudain m’acharner sur les boutons de sa chemise pour les défaire un à un, puis la lui retirer lentement, et poser mes lèvres sur son torse…

-On se reprend un verre, mademoiselle  ?

Heureusement qu’il ne lit pas dans mes pensées. 

-Je dois filer, comme je t’avais dit, j’ai un dîner à 21h00. Mais on remet ça avec plaisir  ! 

Il acquiesce, m’invite –je m’arrange toujours pour me faire inviter, c’est jubilatoire – et nous quittons le tapage du bar, traversant la terrasse dans un nuage de fumée opaque, pour regagner l’hostilité de la ville grise en cette période de vacances. Bruits de moteurs rugissant dès lors que les feux sont verts et bourdonnement caractéristique des roues des skateurs courageux qui flip sur le bitume de Répu. Instantanément, je sens mes muscles se contracter à cause du froid. Nous nous quittons d’une bise rapide et je regarde sa silhouette s’éloigner au loin dans une démarche chaloupée et disparaître au coin d’une rue. 

Alors commence le bilan du rendez-vous dans ma tête. Et ça cogite sévère. Deux colonnes imaginaires se créent dans mon cerveau, points positifs et points négatifs ainsi qu’une vague conclusion.

Positif : Mignon, sportif, posé, sympa, à fond dans la philosophie, cérébral, mature. 

Négatif  : pas grand-chose. Mais pas d’alchimie spéciale, et ça, c’est le détail qui fait tout merder. 

Car ce que les apps ne vous disent pas, c’est que l’amour, c’est avant tout chimique. Les critères et valeurs communes ne servent à rien sans ce petit rien du tout, imperceptible, intangible mais qui est pourtant le ciment fondateur des histoires les plus florissantes. Or, je n’ai pas ressenti ce truc indescriptible pour Frédéric. Mais peut-être devrais-je lui laisser une deuxième chance  ?

Je prie pour qu’il me plaise, pour qu’il me fasse oublier Quentin. Mais je crains que les nuits endiablées ne soient plus attrayantes que les sages archanges aux cheveux de blé…


Pigalle.

Aux alentours de 21h15, j’arrive devant chez l’ami d’une amie, Mathieu, chez qui une soirée raclette est prévue avec les survivants de Noel. Je sonne et grimpe les escaliers quatre à quatre. Lorsque j’arrive, la plupart des invités sont déjà présents. Je fais quelques pas dans le salon saluant vaguement ce petit monde lorsque soudain, je remarque Baptiste qui me fixe avec le dangereux regard du prédateur qui a trouvé sa proie. Je m’éloigne de lui avec un dédain ostentatoire qui frôle le foutage de gueule, mais je n’en ai que faire, et file m’asseoir à l’autre bout de la table. Je m’immisce aisément dans une discussion avec Aurélie, Marie et Alice tandis que l’odeur de fromage fondu commence à envahir la pièce. Je décide de ne rien raconter pour la rupture avec Quentin. Mieux vaut rester noble pour le moment, surtout en face de trois copines qui filent le parfait amour depuis des années…

Nous finissons le repas et nous migrons ensuite sur les énormes canapés du salon. Je pose mes fesses un peu à l’écart et me perd alors dans la contemplation d’une immense représentation de New York la nuit, faisant mon possible pour éviter de croiser le regard torve du chasseur vautré dans le canapé d’en face. Baptiste est une saleté de « quetard » que j’ai rencontré quelques mois plus tôt. 

Baptiste m’envoie donc des milliers de textos par semaine pour espérer me ken. Je ne suis évidemment pas dupe. J’ai beau l’envoyer bouler, il continue à me harceler, le vicieux. Il pense m’avoir à l’usure, le con. Il peut toujours rêver.

-Hey, ça va  ? me lance t-il avec un clin d’œil lubrique.

Il me donne envie de gerber. Je ne daigne même pas répondre à son ladre salut, il s’agirait d’une perte de temps évidente, je n’en ai pas la force, et détourne le regard en soupirant, juste pour lui montrer qu’il ne faudrait pas me les briser plus longtemps ou je risque de mordre.

Il lâche enfin l’affaire et lorsque je jette un œil sur les convives présentes ce soir, je réalise brusquement  que presque personne ne se parle. Chacun a les yeux rivés sur son téléphone portable, tête baissée, regard absorbé par cette étrange lueur d’écran, comme s’il s’agissait d’une lumière divine. Le bruit de la musique des années 90’s, trop fort, couvre la vacuité évidente de cette soirée, le silence gênant qui planerait dans les airs, si soudain, le beat s’arrêtait, le fait que personne n’ait plus rien à se dire, que nous ayons tous trop bu, que je suis moi-même ivre, que je pars lentement en bad. Alcoolique mondaine. 

-Allez  ! Shooters  ! crie Mathieu, survolté.

Il pose les minuscules verres tant convoités au centre de la table basse, et nous nous resservons tous avidement. Encore. Et petit à petit, Quentin s’éloigne. Et j’oublie toutes ces liaisons éphémères, et Louis, et Damien, et les angles autrefois si douloureux s’arrondissent soudain, et je réalise que je me fous de tout, et que tout m’est égal et que je pourrais crever là, en contemplant Manhattan, un verre de vodka à la main, avachie sur ce fauteuil si moelleux, que ça m’irait parfaitement. Je ferme les yeux un instant.

Lorsque je les rouvre, un peu plus tard, je regarde ma montre et constate qu’il est minuit passé. La playlist s’est tue, comme une invitation au départ. Tous les invités commencent à lever l’ancre, je vois Alice qui fourre des affaires dans son sac à main. Quant à notre hôte, il semble profondément endormi, avec l’expression de sérénité si caractéristique du sommeil paisible. Un léger sourire flotte sur mon visage  : il ressemble vraiment à un petit garçon mignon. Je vacille légèrement en me levant de mon trône puis je décide de passer aux toilettes, consciente de l’incapacité de ma vessie à stocker tant de liquide jusqu’à l’autre bout de Paris en conservant toute ma dignité.

Je me rends alors dans la salle de bains, je fais mon affaire puis je me lave les mains et je tente tant bien que mal de m’orienter dans le labyrinthe de pièces. Ma main tâtonne dans l’obscurité, à la recherche de la forme rassurante de l’interrupteur au mur lorsque soudain, je sens qu’on m’agrippe le poignet gauche avec force. Pendant quelques secondes, il me semble que je valse dans les airs, avec un mystérieux partenaire de danse, puis mon corps atterrit lourdement sur un matelas. Comme une impression de ralenti. Avant même que je n’ai eu le temps de me relever, abasourdie, j’entends le cliquetis inquiétant d’une porte que l’on verrouille vivement. Puis un corps chaud contre le mien, massif, une odeur de fauve –mélange de transpiration et d’haleine chargée d’alcool- que je reconnais avec dégoût, et une érection obscène, cet infâme truc dur qui se frotte impunément contre mon pubis. Mon cœur tambourine dans ma poitrine, un étau me compresse les poumons. Puis, un haut-le-cœur m’agite, comme du dégueulis qui remonte le long de ma gorge, sentant alors ses grosses mains s’aventurer sur le bas de mon dos pour venir empoigner mes fesses. Me débattant comme un beau diable, je lui fous de violents coups de genou, je gesticule comme un pantin furieux, avec toute l’énergie du désespoir tentant même de le griffer. Toute la léthargie de l’alcool s’étant volatilisée, chassée par la peur panique d’être profanée par ce porc.

-Dégage connard  ! Dégage  ! je hurle.

Je réalise vite qu’il est trop bourré pour se mouvoir correctement, la vivacité du rapace étant annihilée par l’alcool et remplacée par une inertie totale. Je parviens enfin à dégager ce mufle, et au même moment, j’entends des tambourinements contre la porte, et une voix féminine qui ordonne à mon bourreau de me relâcher, me délivrant officiellement de mon supplice.

-Baptiste, ouvre la porte  ! Dépêche-toi.

C’est Alice, ma sauveuse. Une vague de gratitude fuse soudain en moi.

Et la porte s’ouvre enfin, la liberté s’offre à moi, je fonce sans demander mon reste, sans même le regarder, à quoi bon, je récupère mes affaires en deux-deux, je passe la porte d’entrée tel un fantôme pressé, le cœur encore battant et je me fonds dans l’obscurité crasseuse de Pigalle. Deux noirs qui se bousculent vigoureusement. Une pute silencieuse, au visage flétri qui attend son prochain client. Un clodo puant et défiguré qui vocifère un magma de borborygme incohérent. Les néons sordides de Sex Shop miteux qui clignotent en un rythme hasardeux. Il fait froid mais je ne le sens pas. De folles pensées me traversent l’esprit sans relâche. Je ne pleure pas. Je ne sais pas ce que je ressens. Je suis anesthésiée.

3 commentaires

  • Pauvre Nina ! Elle traverse vraiment de sales moments sous ta direction. :/

    Il est grand temps qu’elle mette un .45 dans son sac ! Je lui conseille un Glock 17 ou 21. Précis, léger (structure en polymère), ambidextre, à l’ergonomie parfaite pour la taille d’une main féminine. Doté d’une détente Safe Action et d’un indicateur de chargement, il vous suffira d’un coup d’œil sur votre meilleur ami pour être certaine qu’il délivrera une justice implacable au moment venu ! Chargeur de 13 coups, plus qu’il n’en faut pour se faire comprendre, l’accessoire indispensable pour vos soirées parisiennes, il saura se faire discret dans votre sac à main !

    N’hésitez plus mesdames, n’espérez plus faire évoluer cette société patriarcale, abattez-la.

    • La plupart des moments sont inspirés de faits réels, c’est surtout ça qui est difficile à avaler… Ces comportements-là, on les croise pas une fois de temps en temps ou que dans les films. C’est la réalité du quotidien d’une jeune femme adulte.

Hanna Anthony

Alors que j'ai été une adolescente solitaire, la pratique de l'écriture m'a sauvée.

À 12 ans, j'ai rédigé ma première nouvelle sur l'ordinateur familial. Par la suite, je publiais régulièrement mes textes sur un blog. J'ai ensuite tardé à me lancer dans le roman, persuadée que je n'étais pas légitime à construire une structure narrative et des personnages forts.

En 2019, l'école d'écriture Les mots a lancé un concours auquel j'ai participé avec un texte très moderne sur les amours contemporaines. Les liaisons factices a figuré parmi les lauréats du concours. Un an plus tard, il a été publié dans une petite maison d'édition et vendu à 800 exemplaires.

J'ai également vendu mon propre recueil de textes en auto-édition, en moins de deux mois, plus de 500 exemplaires ont été écoulés.

Particulièrement intéressée par le genre du roman contemporain, j'ai fait évoluer mon écriture dans le cadre d'ateliers, notamment avec Chloé Delaume et Lolita Pille. J'ai affiné mon style, que je considère aujourd'hui comme inspiré de Delphine de Vigan et de Karine Tuil.

Je possède aussi un compte Instagram de mots, @relation_textuelle, suivi par plus de 40 000 personnes.

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