#19. Ascenseur émotionnel.

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Jérémie brise enfin la glace de sa voix suave :

-Alors, tu m’as dit que tu lisais et que tu écrivais même ? s’enquiert-il.

-Oui ! J’écris des articles sur différents sujets que je poste ensuite sur Médium, une plateforme en ligne. Et j’adore lire ! Et toi ?

-Sur quels sujets par exemple ? Tu lis quels auteurs ?

-Sur des sujets de société, le couple, le travail, internet…. j’aime les classiques américains, mais aussi le policier français et quelques auteurs, français aussi, comme Despentes par exemple. J’aime aussi lire des biopics.

-Tu lis Hemingway ? Fitzgerald ? Tu as lu Paris est une fête ? J’adore.

-Oui bien sûr ! J’adore Hemingway. Lis Gatsby le magnifique de Fitzgerald, je te le conseille ! Un chef d’œuvre !

-C’est noté ! Tas lu quelles biopics ?

La conversation s’envole et devient passionnante. L’un dit quelque chose, l’autre rebondit, pas un blanc ne vient interrompre la continuité de nos échanges. C’est comme conduire vite et avoir tous les feux au vert : exaltant. Nous parlons musique, Paris, bouquins, expos, expériences de vie, voyages anecdotiques. Le temps passe et seuls les trois verres vides qui trônent sur la table, et mon estomac qui gronde me rappellent que l’heure de dîner est passée depuis belle lurette. Pour l’instant, je suis perdue au fin fond de la Toscane, avec Jérémie comme héros, chevauchant une Vespa, brisant la quiétude des champs mirifiques d’Italie. Il me plaît beaucoup, à première vue. Intelligent, intéressant, beau et curieux. Les points communs s’empilent, à la manière de briques : on pourrait bâtir une maisonnette. Ça fait longtemps que je n’ai pas été aussi enthousiaste. Ça fait longtemps que je n’ai pas ressenti les prémices d’une véritable attirance intellectuelle. Je laisse échapper un petit soupir de ravissement.

-Alors, puisque tu écris sur des sujets de société, que penses-tu des applis ? Ça fait longtemps que t’es sur Adopteunmec ? me demande-t-il soudain.

-J’utilise rarement Adopetunmec. Mais j’ai essayé d’autres d’applications. Ça fait environ un an que je suis célibataire. Et toi ?

-Moi, ça doit faire huit ou neuf mois que j’y suis. Pour être honnête avec toi, je devais me marier il y a un an et j’ai tout annulé.

-Ah bon ? Que s’est-il passé si c’est pas indiscret bien sûr.

Bien que hautement troublée par le parallélisme étrange entre son histoire et la mienne, j’essaie de rester indifférente. Je n’ai aucune intention de dévoiler mon passé âpre…

Je le laisse donc développer:

-J’ai réalisé six mois avant le mariage que je le faisais par pure conformisme, qu’il s’agissait d’une convention sociale. Que c’était plus pour mes parents, ma famille mais qu’en fait je n’étais plus très sûre d’aimer ma fiancée.

-Du coup tu as tout annulé ? Ça a du être dur ! C’est hyper courageux.

-Oui j’ai tout annulé. Elle était effondrée c’est sur… mais au plus je voyais le truc venir, au plus je flippais.

Courageux ou phobique de l’engagement ? À creuser.  

-Ouais je comprends. Et il y a eu un déclencheur ? Ou c’était juste l’idée du mariage qui était terrifiante ?

-Non, l’idée du mariage n’était pas terrifiante. J’ai commencé un nouveau boulot à Ground Contrôl et…il hésite un instant et cligne des yeux plusieurs fois.

-Et ?

Je l’encourage, attendant la suite avec une impatience contenue.

-Et j’ai rencontré une fille. Elle s’appelle Alexandra et je sais pas comment expliquer… j’ai eu un coup de foudre. Premier regard, j’ai su que j’étais amoureux. Elle était avec quelqu’un aussi, on a tout les deux quitté notre conjoint. Mais on s’est pas mis ensemble. Elle était pas prête. Pas encore. J’ai eu une copine le mois dernier, une nana d’Adopteunmec mais ça le fait pas, alors je suis en train de mettre fin à cette histoire.

Merde. J’ai l’impression qu’il fait froid soudainement, et la légèreté qui semblait me porter depuis le début du rendez-vous, cette douce euphorie, disparaît soudain. Mon corps se fige. Je serre les dents. Puis j’essaie d’avaler ma salive. Je ne comprends pas ce qu’il essaie de me dire.

Faisant un effort incroyable pour demeurer impavide, je prends sur moi et je lui demande, avec innocence :

-Mais… tu la vois toujours cette fille ? Alexandra ? Vous bossez toujours ensemble ?

J’espère secrètement qu’il répondra par la négative. Sinon, c’est foutu. 

Il met quelques minutes à répondre, ses yeux de chat sont perdus dans le vague. Celui d’un passé avorté, celui d’un avenir nébuleux ?

-Oui de temps en temps. Pour être honnête, je suis pas passé à autre chose. Mais je me suis inscrit sur les sites de rencontre pour voir de nouvelles personnes, qui sait. Après on verra bien, peut être qu’un jour, elle sera prête.

Je me crispe davantage, partagée entre l’envie de le maudire et celle de soupirer.

Pourquoi balancer ça à un premier rendez-vous ? On essaie tous parfois d’oublier quelqu’un mais nul besoin de l’admettre. Il est des secrets qui s’effaceront seuls, avec le temps et qui ne méritent pas d’être décoffrés. Comment puis-je profiter du rendez-vous et me laisser aller alors qu’il pense à quelqu’un d’autre ? Comment peut-on espérer séduire quelqu’un qui attend après quelqu’un d’autre ?  

C’est absurde. Toute cette situation est absurde. Quel égoïsme. Il pourrait prendre le temps de se soigner avant d’impliquer d’autres personnes, qui, potentiellement souffriront de manière collatérale. Je le regarde longuement, à deux doigts de me lever et de lui dire que je me casse. Pas besoin de me faire perdre mon temps. Mon cœur bat sourdement dans ma poitrine. Mes poings sont serrés sous la table, si forts que les ongles rentrent dans ma peau. Tout l’optimisme, cet engouement qui m’animait lorsqu’on est passé devant le jardin du Luxembourg, tout a été réduit à néant suite à sa confession douteuse. Une phrase.

Mélange de frustration, de lassitude, de désespoir.

Marre de me faire des films et d’attendre un rendez-vous avec impatience, de toute façon, il y a toujours un détail foireux. Soit le mec ne veut que baiser, soit il pratique le polyamour dans mon dos, soit il ne me plaît pas, soit je ne lui plais pas. Et maintenant, encore mieux : il est amoureux d’une autre et attend après elle !

J’esquisse un léger mouvement de hanches pour tenter de me dégager de ma chaise.

2 commentaires

  • Je me désole de ne pas te voir utiliser l’expression d’un « coeur qui bat à rompre veines et artères ». C’est pourtant joli. 🙂
    Sinon, je me demande toujours ce qu’il va arriver à Nina. J’attends chaque vendredi avec impatience pour en découvrir un peu plus !

    • Je ne connaissais pas cette expression 😀 !
      Merci Jimmy, c’est trop sympa ça ! Ca me fait plaisir et m’encourage à continuer héhéhé

Hanna Anthony

Alors que j'ai été une adolescente solitaire, la pratique de l'écriture m'a sauvée.

À 12 ans, j'ai rédigé ma première nouvelle sur l'ordinateur familial. Par la suite, je publiais régulièrement mes textes sur un blog. J'ai ensuite tardé à me lancer dans le roman, persuadée que je n'étais pas légitime à construire une structure narrative et des personnages forts.

En 2019, l'école d'écriture Les mots a lancé un concours auquel j'ai participé avec un texte très moderne sur les amours contemporaines. Les liaisons factices a figuré parmi les lauréats du concours. Un an plus tard, il a été publié dans une petite maison d'édition et vendu à 800 exemplaires.

J'ai également vendu mon propre recueil de textes en auto-édition, en moins de deux mois, plus de 500 exemplaires ont été écoulés.

Particulièrement intéressée par le genre du roman contemporain, j'ai fait évoluer mon écriture dans le cadre d'ateliers, notamment avec Chloé Delaume et Lolita Pille. J'ai affiné mon style, que je considère aujourd'hui comme inspiré de Delphine de Vigan et de Karine Tuil.

Je possède aussi un compte Instagram de mots, @relation_textuelle, suivi par plus de 40 000 personnes.

On discute ? 💌
anthonyhanna760@gmail.com