#20. La tête dans les étoiles.

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J’ouvre la bouche pour déverser ce que je pense. Je n’ai plus la foutue patience pour encaisser de telles énormités. S’il n’est pas disposé à laisser rentrer quelqu’un dans sa vie, alors je préfère allègrement en rester là. Aucune envie d’être un bouche trou. 

Il me devance cependant : 

-Ça te dit qu’on aille manger un bout ? Je connais un petit restaurant breton très sympa, à quelques rues d’ici. 

Son regard brille. Difficile d’y résister. 

Le sourire charmeur qui s’étire sur son visage est irrésistible et parvient finalement à anéantir les derniers zestes de détermination qui annonçaient ma fuite imminente.

Je soupire, je lui souris pour masquer mon trouble -je ne sais pas s’il a remarqué l’étrange tension qui planait dans les airs- et j’accepte finalement dans un haussement d’épaule désinvolte. Inutile de projeter un enjeu quelconque. 

-Allez, ça me va. 

Nous partageons l’addition, il se lève et j’en profite pour regarder discrètement son dos, sa stature avec une exclamation d’admiration intérieure. 

Nous nous engouffrons ensuite la rue des Cannettes en continuant à discuter de choses et d’autres lorsque soudain, Jérémie s’arrête et me fait signe. 

-C’est ici, j’espère qu’il y a de la place, m’indique t-il, tout en me laissant le devancer à l’intérieur de la minuscule crêperie. 

Je rentre, en saluant le serveur qui me fait face. La pièce est petite et à son comble. De délicieuses odeurs viennent faire rugir mon estomac et réveiller le trou qui est en train de me vriller le ventre. 

Nous nous attablons enfin, compressés parmi milles autres consommateurs bruyants, moi sur la banquette, lui sur une chaise en bois. C’est ce que j’ai toujours abhorré à Paris. Toujours entassés les uns sur les autres, aucune intimité, pas même au restaurant. Nous évoquons notre journée à tour de rôle, puis notre passé, puis des banalités, puis des absurdités, dont l’intelligence décroit au même rythme que le niveau de la bouteille de Chardonnay qui trône, sacrée, au centre de la minuscule table qui nous sépare. 

Je suis indéniablement séduite par ses réflexions exaltées, par nos vifs débats, par ses yeux de chat, son rire cristallin, son charisme et les innombrables « Moi aussi ! C’est fou ! » qui ponctuent chacune de nos phrases viennent me conforter, dangereusement, dans mon trouble de plus en plus prégnant.  Cette attirance qui a prit feu à l’intérieur de moi grandit de manière incontrôlable.

Mais le repas se finit, à mon grand regret, sur un énième fou rire. Toutes les belles choses ont une fin… Il est minuit et le restaurateur aux traits tirés nous suggère gentiment de décamper. Je réalise soudain que… je ne veux pas rentrer chez moi.

Nous sortons donc dans la douce nuit, euphorisés par l’alcool, voluptueux, ondoyant sous les lumières du boulevard, éblouis par les lueurs effrénées des phares. Nous déambulons dans cette rue des coins de laquelle le passé semble surgir, et au fond de moi se trame un espoir secret, si vif que j’en ai presque mal au cœur, celui que Jérémie me propose un dernier verre. 

C’est comme s’il avait lu dans mes pensées : il m’entraîne soudain dans Saint-Germain des prés, je pense alors que j’ai failli me lever plus tôt à table, me lever et partir, et à quel point la vie est imprévisible, et à quel point j’aurais pu faire une connerie. Et je crois que j’ai l’alcool triste mais la mélancolie m’inspire.

Nous décidons de nous installer sur la terrasse d’un bar à cocktails du boulevard éponyme, en face du cinéma, et mon étourdissement se dissipe lentement.

Tandis que nous sirotons nos breuvages acidulés mais corsés, il pose sa main sur la mienne et un délicieux frémissement me parcoure de haut en bas. 

-Écoute cette chanson, elle est ouf tu connais ? Me demande t-il, en allumant Spotify sur son téléphone, les yeux brillants. 

-Évidemment haha ! 

Je ferme les yeux un instant pour apprécier le morceau.

-Et celle-là ? 

-Chut… je savoure la voix rocailleuse de Janis, je lui lance, taquine.

Je dégaine finalement mon portable à mon tour pour lui faire écouter l’énergie du morceau Aquarium, d’Agar Agar.

-Oh… Délecte-toi de ça, l’intimé-je. C’est une pure tuerie.

Il obéit avec un immense sourire et me lance:

-Lana Del Rey, ta préférée ?

-Tout l’album Born to die, meilleur album de tous les temps, je réponds du tac au tac.

Chacun partage sa musique à tour de rôle, et le constat qui s’impose est le suivant : mélomanes, nous adulons les mêmes artistes. Radiohead, et les Doors, et Led Zep, London Grammar, Alt-J en passant par les Beach Boys, les Red Hot Chili Peppers et Lomepal; je ne pourrais pas tous les citer. 

Au bout d’un moment, il ne dit plus un mot. Il me regarde, je le regarde. Le temps semble suspendu. Il passe ensuite sa main dans ses cheveux pour replacer la mèche rebelle qui tombe négligemment sur son front, et ce geste machinal mais so sexy ! achève de me faire chavirer. 

Je sais alors que je suis dans la merde.

Il est quasiment deux heures du matin quand nous décidons de prendre le large afin de ne pas louper le dernier métro. Sur le quai, je souris béatement. Je sais que j’ai l’air stupide mais je suis trop enivrée pour m’en soucier. Un accordéoniste au teint basané passe, de ceux je maudis avec fureur habituellement, surtout le matin lorsque je suis de mauvais poil, et se met à jouer avec frénésie. Jérémie me regarde et prend ma main, nous nous mettons alors à valser sur le quai de la ligne 4, comme des déments, autour des gens qui nous observent, amusés. Son visage est lumineux et je remarque soudain qu’il pleure littéralement de rire en m’entraînant, conséquence inévitable de notre dernier cocktail…

Hélas, le mugissement de mon métro qui arrive annonce fatalement la fin de cette incroyable soirée. Mon cœur se serre. Nous nous immobilisons enfin, en proie à un terrible tournis, prix à payer pour avoir fait les fous impunément et nous reprenons peu à peu notre souffle. Nos visages sont maintenant très proches. Je me demande s’il va y avoir un baiser, quelques secondes de flottement, puis il se racle la gorge et…me souhaite simplement une belle nuit…

Je monte dans la rame, face à la vitre sale, et mon regard suit imperturbablement son visage souriant et sa main qui s’agite, jusqu’à ce qu’ils deviennent minuscules, au loin sur le quai, point de lumière englouti par l’obscurité des tunnels. 

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Hanna Anthony

Alors que j'ai été une adolescente solitaire, la pratique de l'écriture m'a sauvée.

À 12 ans, j'ai rédigé ma première nouvelle sur l'ordinateur familial. Par la suite, je publiais régulièrement mes textes sur un blog. J'ai ensuite tardé à me lancer dans le roman, persuadée que je n'étais pas légitime à construire une structure narrative et des personnages forts.

En 2019, l'école d'écriture Les mots a lancé un concours auquel j'ai participé avec un texte très moderne sur les amours contemporaines. Les liaisons factices a figuré parmi les lauréats du concours. Un an plus tard, il a été publié dans une petite maison d'édition et vendu à 800 exemplaires.

J'ai également vendu mon propre recueil de textes en auto-édition, en moins de deux mois, plus de 500 exemplaires ont été écoulés.

Particulièrement intéressée par le genre du roman contemporain, j'ai fait évoluer mon écriture dans le cadre d'ateliers, notamment avec Chloé Delaume et Lolita Pille. J'ai affiné mon style, que je considère aujourd'hui comme inspiré de Delphine de Vigan et de Karine Tuil.

Je possède aussi un compte Instagram de mots, @relation_textuelle, suivi par plus de 40 000 personnes.

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