#17. It’s a crush.

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En ce lundi soir, je décide de passer faire un coucou rapide à mon amie Amélie, dans le 19ème. Elle m’ouvre, et je pénètre dans l’appartement dont le sol est jonché de jouets, de dinosaures en plastique, car sa sœur et son beauf sont en visite avec leurs mioches.

A mon agacement initial succède un attendrissement plutôt surprenant : il faut quand même l’avouer, les petits, Lise et Marcel, respectivement 5 et 2 ans, sont vraiment mignons.

-Ça t’embête de les garder quelques minutes le temps qu’on descende chercher des affaires dans la voiture  ? me demande Amélie.

-Non pas de souci, accepté-je, avec une pointe d’appréhension.

Amélie, Florian et Stéphanie descendent donc à la voiture et j’entends la porte d’entrée claquer. Je me lève du fauteuil sur lequel je suis allongée comme une larve bien flasque et je grimace de douleur en sentant quelque chose s’enfoncer sournoisement dans la plante de mon pied.

-Aie, putain  ! je lâche en réalisant aussitôt que j’ai laissé échapper une grossièreté devant les gosses.

-Putain, putain, putain, répètent-ils avec leur petite voix d’enfant, accompagnés de petits gloussements joyeux.

-Non, les enfants, il ne faut pas dire ça  ! j’essaye de les gronder mais je ne sais pas vraiment comment m’y prendre.

Ils se mettent ensuite à courir partout, et même, à monter sur la table basse.

-Non, non et non  ! Ça c’est interdit  !

Mais ils n’en ont que faire, les monstres, et la petite piaille avec sa voix flûtée  :

-On t’écoute pas. On t’aime pas. T’es pas belle.

-Ça, ça ne se dit pas  !

-Si, elle est belle, réplique l’adorable petit, avec ses grands yeux rêveurs.

-Non, elle est pas belle, il y a que maman qui est belle. Je ne t’aime pas, vilaine.

Mon dieu, je me surprends à prier pour que les géniteurs de ces deux diablotins reviennent vite les récupérer car je commence à les soupçonner d’avoir échafaudé un plan infernal pour m’achever. Deux enfants criminels. Comme le petit Gage dans le roman de Stephen King, Simetière. Un air de chérubin, mais un couteau à la main, le tout avec le sourire ensanglanté. Surtout la petite, elle a vraiment un regard de sale peste machiavélique. Je l’imagine aisément adolescente, la Queen bee, pétasse parfaite qui descend ses amies à longueur de journées et éconduit les mecs juste pour le plaisir. J’essaie de les empêcher de faire des bêtises, en vain et je sens des auréoles de sueur peu ragoûtantes se former sous mes aisselles.

La porte s’ouvre enfin et le « On est lààààààà  ! » de Florian sonne comme un armistice pour moi. Qu’ils reprennent leurs maudits gosses. Et tout le monde sera content.

Les enfants et leurs parents sortent ensuite de l’appartement pour aller faire un tour vers le canal de l’Ourcq, malgré le ciel menaçant, et le silence revient enfin dans l’appartement, comme un acteur qui remonte sur scène après un rappel.

-Je te prépare un petit thé, me propose Amélie tout en se dirigeant vers la cuisine.

La pluie commence soudain à tomber au-dehors et je pince les lèvres car je réalise que j’ai oublié mon parapluie. Foutue météo de Paris. Je jette un œil au ciel d’encre, c’est une nuit sans lune.

Amélie revient avec deux tasses fumantes, se pose à côté de moi et s’installe confortablement à côté de moi, ses longues mèches blondes se baladent librement sur ses épaules, rayons de soleil dans la rudesse de l’hiver et ses yeux verts pétillent.

-Bon, me dit-elle avec un ton mystérieux, j’ai quelque chose à t’annoncer.

Tiens, qu’est-ce qu’elle manigance donc  ?

-Ah oui  ? dis-moi tout, je l’encourage tout sourire.

-Eh bien, je suis enceinte  ! D’un mois et demi  !

Ma bouche s’ouvre, je suis hébétée, j’essaye de parler, de la féliciter, mais je ne comprends pas. Amélie, enceinte  ?

Je parviens enfin à articuler  :

-Félicitations  ! J’en reviens pas  ! Raconte  !

Ma surprise est immense, en effet, il y a un an, elle me disait ne pas vouloir d’enfants tout de suite. Avoir envie de prendre le temps, quelques années, d’où ma stupeur.

-Bah je t’avoue qu’avec François, tu sais, on s’est mariés, puis on a acheté cet appartement. J’ai fini la décoration et tout et j’avais pensé à changer de job, comme je te l’ai dit, mais je suis pas sûre de trouer mieux ailleurs, puis faut avouer que j’y suis bien quand même. Alors on s’est dit, tiens, pourquoi on aurait pas un enfant  ? J’ai arrêté ma pilule et paf  ! C’est venu tout de suite.

-C’est génial  ! Enfin c’est fou, wahou  ! Félicitations  !

Je suis ravie pour elle, et en même temps je ne réalise pas. Puis, des images affreuses commencent à passer dans ma tête. Moi à 70 ans, vieille fille, aigrie, entourée de mes copines en couple. Je suis la nounou des enfants, voire des petits enfants. Mes copines essaient de me caser avec le gros lourdaud divorcé quatre fois, bedonnant et qui postillonne partout et dont les multiples couches du ventre l’empêchent de discerner son zizi. Je n’aurais pas de mec, pas d’enfants, pas de famille, je m’imagine grisonnante, grosse parce que je me suis réfugiée dans la bouffe pour combler mon manque affectif. Pour mon anniversaire, mes copines me dégotteront un gogo-danseur et se cotiseront pour qu’il me fasse un lap-dance, histoire que je puisse regarder un vrai mec de près, autre que dans les films pornos. Ma vie sexuelle sera vide et morne, alors, pour avoir le sentiment de changer de mec régulièrement, j’irais au sex shop, la vendeuse me regardera tristement, je devinerai une petite pointe de mépris dans son ton, car chaque mois, j’achèterai un nouveau godemiché pour me donner l’impression de coucher avec un bel inconnu (en plastique). Puis, je mourrai, et mes chats –parce que je serais une vieille à chats- me dévoreront.

Amélie me sort soudain de mes pensées cauchemardesques, et nous discutons encore un peu du futur bébé, des changements à venir. Je la serre fort dans mes bras pour la féliciter une nouvelle fois, puis je décide de rentrer.

Je sors dans l’air humide du soir et me laisse avaler par la bouche du métro Laumière.


Quarante minutes plus tard, je sors à la station Cambronne pour faire quelques emplettes.
Alors que je longe la rue portant le même nom, mon regard est soudain attiré par un beau blond. Il se retourne et je fais un bond pour me cacher derrière l’abribus se trouvant en face de Picard.
C’est le mec mystérieux que je croise de temps en temps au restaurant de Poké de Montparnasse dans lequel je déjeune régulièrement le samedi. Je n’en reviens pas et ma surprise laisse place à une curiosité malsaine.
Que fait-il ici ? Je l’observe discrètement, aux aguets, les yeux comme deux objectifs de jumelle et je constate qu’il est vraiment très agréable à regarder.
Vêtu d’un jean noir et chaussé de bottines marrons foncés en cuir, il porte une veste sur laquelle je peux distinguer l’étiquette jaune orangée du logo Carhartt et fait les cent pas, le long du canal, pensif.
Je vérifie rapidement ma tenue : pantalon parfaitement ajusté, petites derbies sympas, trench souple, puis j’attends que mon visage cramoisi reprenne une couleur normale, me recompose un air serein, et débouche sur le trottoir pour passer tout près de lui. Puis, à deux mètres, je m’arrête soudain, faisant mine de chercher quelqu’un ou quelque chose, en espérant qu’il m’aborde. Il me regarde. Je le regarde. Il me regarde encore, je baisse les yeux, le visage en feu. Je le vois s’approcher de moi, hésiter, me sourire, faire deux pas de plus, ouvrir la bouche et puis… s’éloigner vers la rue de la Convention.

Merde…

En 2019, on ne se parle plus. Mais, à la place, pour accoster les gens, il y a… Happn  ! Tout n’est pas perdu  ! Mue par la détermination, j’extrais donc mon téléphone de ma poche, ouvre l’application et commence à parcourir tous les profils croisés ces cinq dernières minutes, lorsque, triomphale je tombe sur sa photo. Jérémie, 32 ans. Je le savais ! 

Une hésitation m’assaille un instant, si je clique sur le coeur, il saura qu’il est à mon goût. Peut-être matcherons-nous ? 

Ne voulant pas faire ma lavette, j’appuie sur le symbole vert, jouant le tout pour le tout, et, à ma grande joie, le message suivant « It’s a crush » s’affiche sur mon écran. 

7 commentaires

Hanna Anthony

Alors que j'ai été une adolescente solitaire, la pratique de l'écriture m'a sauvée.

À 12 ans, j'ai rédigé ma première nouvelle sur l'ordinateur familial. Par la suite, je publiais régulièrement mes textes sur un blog. J'ai ensuite tardé à me lancer dans le roman, persuadée que je n'étais pas légitime à construire une structure narrative et des personnages forts.

En 2019, l'école d'écriture Les mots a lancé un concours auquel j'ai participé avec un texte très moderne sur les amours contemporaines. Les liaisons factices a figuré parmi les lauréats du concours. Un an plus tard, il a été publié dans une petite maison d'édition et vendu à 800 exemplaires.

J'ai également vendu mon propre recueil de textes en auto-édition, en moins de deux mois, plus de 500 exemplaires ont été écoulés.

Particulièrement intéressée par le genre du roman contemporain, j'ai fait évoluer mon écriture dans le cadre d'ateliers, notamment avec Chloé Delaume et Lolita Pille. J'ai affiné mon style, que je considère aujourd'hui comme inspiré de Delphine de Vigan et de Karine Tuil.

Je possède aussi un compte Instagram de mots, @relation_textuelle, suivi par plus de 40 000 personnes.

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anthonyhanna760@gmail.com