Sonder les âmes

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Dans un climat politique et social complexe, entre les conflits géopolitiques divers, la menace de l’intelligence artificielle et la crise du climat, Camille, jeune trentenaire, peine à se sentir pleinement épanouie et à entrevoir le futur sereinement. Après avoir assisté à la conférence d’un influenceur en développement personnel qu’elle suit avec assiduité depuis plusieurs années, @Arthurgoodlife, elle rejoint Le mouvement, son groupe d’abonnés VIP qui prône le changement pour une vie meilleure. Au fil des mois, Camille réalise que, sous couvert de développement personnel et de déconstruction sociale, l’homme exerce une emprise psychologique et sexuelle ainsi qu’une domination morale sur ses fans, les incitant à des actions toujours plus sulfureuses et controversées. 


Prologue

Des années auparavant, dans cette vie constituée de moments simples — prendre un verre en terrasse, s’affaler dans le siège molletonné d’un cinéma, arpenter les allées d’une boutique — Camille se rappelle avoir suivi des cours de krav-maga. Cette technique d’auto-défense visait à se protéger en cas d’attaque. Une agression dans la rue, un rôdeur, un junkie, tard le soir. Elle se sentait en confiance, persuadée, un peu naïvement, que si un individu mal intentionné s’en prenait à elle, elle saurait répliquer. Elle faisait partie de cette mouvance de femmes fortes, celles qui refusaient de se laisser intimider et scandaient des slogans féministes sans pour autant basculer dans les extrêmes. Chaque fois qu’elle marchait dans un quartier dépeuplé aux façades déformées par l’obscurité, Camille s’imaginait la scène, se préparant au pire. Le patriarcat lui avait imprimé des instincts de survie : jamais, jamais, elle ne se laisserait faire. S’il le fallait, elle était capable de déloger les yeux des globes oculaires de son agresseur, de lui arracher des lambeaux de peau, de lui couper le sexe avec les dents, de lui griffer le visage jusqu’au sang. Dans un monde perverti par la violence, Camille tenait à développer ses capacités musculaires et son agilité. Mais dans sa quête de préserver son intégrité physique, elle avait oublié de verrouiller son esprit. Car les malfaiteurs ne cherchent pas seulement à vous éventrer à coups de couteau, à vous dérober les billets qui se trouvent dans votre portefeuille, à vous enfoncer leur sexe dans le vagin alors que vous n’êtes pas consentante, une main plaquée sur votre bouche. À l’ère d’Internet, des réseaux sociaux, des influenceurs, des réels, des Direct Messages, des photos laquées, retouchées, des stories, de l’intelligence artificielle, les malfaiteurs se trouvent dans la masse, incognito, et certains sont même adulés, suivis par des milliers de personnes. Avec sa gueule d’ange et son aura captivante, le plus mauvais d’entre eux tentera peut-être de contrôler votre esprit, de vous dire ce que vous devez aimer, ce que vous devez penser, ce que vous devez haïr, ce que vous devez acheter, ce que vous devez faire, ne pas faire et comment vous devez vivre au quotidien. 


Extrait du site internet d’Arthur Perrier, connu sur Instagram, Youtube et Tik Tok sous le pseudonyme d’@Arthurgoodlife

Janvier 2023

« N’avez-vous jamais rêvé de vivre sans jamais ressentir une once de peur ? Vivre sans que l’angoisse ne vienne vous étreindre les tripes ? Celle de l’avenir, la solitude, de la perte de vos proches, la crainte de la maladie, de ce corps qui s’étiole au fil des années ? La peur de stagner professionnellement, du regard des autres, du manque d’argent ou d’opportunités ?

N’avez-vous jamais rêvé de pouvoir balayer les affirmations néfastes de votre esprit malfaisant ? De faire taire cette petite voix nasillarde qui susurre à votre oreille, « tu vas échouer », « tu n’es pas assez bon pour ça ». Celle qui brandit les inquiétudes et frustrations qui vous grignotent et finiront par faire croître un cancer dans votre côlon ou votre pancréas.

  Telles des parasites, vos pensées intrusives migrent de votre tête à votre corps, se logent dans les muscles de votre dos ou de vos épaules, insidieusement. Elles accompagnent les pulsations de cette migraine qui vrille sous vos tempes à chaque fin de journée. Elles s’insinuent dans vos rêves, saccagent votre sommeil et ruinent vos rares moments de paix. Vais-je trouver l’amour ? Vais-je finir seul ? Vais-je obtenir cette promotion ? Comment vais-je payer cette facture ?

  Vous avez fini par accepter ces angoisses. Votre médecin familial vous a peut-être prescrit des anxiolytiques ou des antidépresseurs. Vous étiez réticent à l’idée de gober ce que vous avez toujours considéré comme de la drogue, un traitement addictif, lourd, alors vous vous êtes tourné vers la méditation et le yoga avec espoir. Les choses se sont améliorées durant un temps. Vous dormiez mieux. Vous vous surpreniez à vous sentir plus détendu. Et puis, une nouvelle contrariété est venue assombrir votre ciel. Vous avez pensé que l’argent ou la fuite était probablement la panacée. Régulièrement, vous vous jouez une séquence de vie alternative dans laquelle vous empochez une somme conséquente au loto, ou via un héritage miraculeux et vous dites enfin ADIEU à votre boss. Un rêve, une chimère qui se dissipe en quelques instants, avant un retour à la réalité.  

  Oubliez cela. Oubliez tout ce que vous pensez savoir. Tendez simplement l’oreille et écoutez-moi. Vous ne rêverez plus jamais d’ailleurs. D’un emploi qui offre davantage de reconnaissance. D’un conjoint moins bougon ou plus ambitieux. D’un emploi qui vous offre plus de responsabilités. D’un gosse moins ingrat. Vous vivrez sereinement. Au sein d’une bulle paisible. Sans un iota d’angoisse. Suivez-moi. Marchez à mes côtés. Et je vous révélerai mon secret. »


Chapitre 1.

Les klaxons d’un automobiliste pressé. Le mugissement du métro sur une ligne aérienne. Et toute cette foule qui l’engloutit : les passants foncent, à droite, à gauche, ils la frôlent sans la voir, la bousculent sans se retourner. Existe-t-elle encore ? S’il la retrouve, il la tuera. Il fera de sa vie un enfer. La fraîcheur d’une bourrasque fait trembler ses membres comme les feuilles d’un arbre dégarni. Elle sait qu’elle aura froid pour l’éternité. Les bras serrés contre son corps frêle, elle marche, hésitante. Se retourne. Scrute la foule, dévisage les grappes d’individus qui s’infiltrent dans la station de métro Pernety. Elle cherche son visage en chaque passant, persuadée qu’il est là, quelque part et qu’il s’apprête à fondre sur elle comme un rapace. Elle se hâte, il est dangereux de rester à découvert trop longtemps, il faut qu’elle se mette à l’abri des regards. Elle se trouve à Paris, elle le sait, elle reconnaît l’effervescence de la ville, les grandes artères encombrées par les automobilistes et cette couleur grise, partout, mais elle ne se rappelle pas de cet arrondissement. Les bâtiments, les rues et les commerces lui semblent familiers et inconnus à la fois. Elle entre dans un bar tabac à l’enseigne miteuse, là où il ne viendra pas la chercher. Le Marigny. Seules deux lettres lumineuses clignotent encore faiblement sur la devanture rongée par les années. Un homme se trouve derrière le comptoir, elle ouvre la bouche et déverse quelques mots qui s’échouent sur le plateau criblé d’auréoles de bière, comme le haut le cœur qui précède les vomissements. “Il va me tuer, aidez-moi, je vous en prie”. Lui arracher les ongles un à un, sectionner sa “langue de pute” alors qu’elle sera encore vivante, c’est ce qu’il lui a dit. Il le lui a promis. Il la retrouvera et il la torturera. Elle se souvient de son regard. Un regard de meurtrier, quand il lui a lancé « je te retirerai tes intestins par les parties génitales, entre tes jambes, comme un serpent qui glisse, espèce de salope ». Une vague de fatalisme l’a submergée. Elle a songé à abdiquer. Se ranger. Se taire. Abandonner la lutte. Se laisser faire. Et mourir. Elle sait qu’il en est capable. Il est capable de tout.

Le gérant du bar secoue la tête. “Qui va vous tuer ?” lui demande-t-il, le front plissé. Les yeux vitreux de quelques individus, des types esseulés scotchés au bar, dont le visage creusé reflète la solitude, se braquent sur elle. Une attraction dans la torpeur de cette triste soirée de novembre, semblable à tant d’autres. Le prénom qui matérialise tout son calvaire, celui du succube qui hante ses nuits, est coincé au fond de sa gorge en une boule de désespoir. Ar-thur. Deux syllabes qui tentent de passer le barrage de ses lèvres, mais dont le son meurt sur le seuil de sa bouche. Face à son mutisme, le gérant au crâne dégarni lui demande son prénom. 

Astre, je m’appelle Astre, songe-t-elle. 

Des limbes de sa mémoire, son vrai prénom émerge. L’ancien. Celui qui appartient à cette vie volée… 

-Camille. 

-Nom de famille ?

Un instant, sa mémoire se brouille.

-Deschamps.

Elle balbutie. 

“Ça a commencé sur Instagram”. 

L’homme lui demande qu’est-ce qui a commencé ? Quand ? 

Elle ne sait pas. Le temps n’a plus de prise depuis qu’elle a rejoint le mouvement. Il lui a filé entre les doigts comme quelques grains de sable échoués au creux de la main, emportés par une rafale. 

“Il nous a manipulé. Dans la maison. Il nous forçait à coucher avec lui. À nous faire du mal. Il a dit qu’il allait me tuer. J’étais… Je travaillais dans une entreprise de technologie. Il nous a poussé à quitter notre emploi. À travailler pour lui.”

L’homme la regarde, sourcils froncés, une strie lui divise le front. Il ne comprend pas. Et Camille Deschamps alias Astre ne sait plus vraiment ce qu’elle raconte. Est-ce vrai ? Ou était-ce un long cauchemar ? Il disait qu’elle était sa préférée. Sa pépite. Sa muse. Il l’avait renommée Astre, comme les autres filles, à qui il avait donné une identité propre, un roi qui concède un titre à un fidèle roturier : Fleur de coton, Saphir, Ciel, Lune, Flamme et Nuit. “Parce que vous êtes tout pour moi : mon univers !”. Astre se met à rire. Dans le fond, c’est ridicule. Et une petite part de ce qui subsiste au fond d’elle, de sa raison, de sa lucidité, celle qui l’a poussée à fuir, un instinct de survie, le sait. Mon univers. Les larmes d’un rire nerveux fuient ses yeux. Comment a-t-elle pu avaler ça ? Il déclarait la même chose à chacune d’entre elles pour maintenir son emprise. 

L’homme qui lui fait face affiche un air ébahi. Elle a conscience qu’elle a l’air d’une folle, d’une hyène hystérique, si fragile dans ses frusques d’été alors qu’il fait dix degrés. Échevelée, avec son visage sali par la crasse, une vagabonde désargentée. Et son histoire incompréhensible, à dormir debout, dont des bribes sans chronologie s’échappent de ses lèvres comme des postillons dont on a honte. “Z’avez pas l’air bien, M’dame”. Elle remarque un mouvement de recul, presque imperceptible. Il pense à une junkie. Une crackhead. Ce que Camille flaire, ce sont les relents de la peur. Elle arrondit les yeux de l’homme qui lui fait face, elle saccade ses gestes. 

Les jambes de Camille faiblissent, ses doigts aux ongles noircis s’agrippent au comptoir. Une vague nausée fait tanguer son monde. L’homme l’encourage à s’asseoir sur une chaise libre d’un signe de la main. “J’appelle les pompiers”, l’informe-t-il, en attrapant son téléphone tandis que Camille obtempère. 

Un écran lacrymal brouille le regard de Camille. Le monde tourne autour d’elle. Son estomac se tord. Elle ferme les yeux et le visage de sa mère fuse dans son esprit. Sa maman, qu’elle a ignorée parce qu’elle devait couper les ponts si elle voulait faire partie du mouvement, prouver sa bonne foi, consolider son allégeance au groupe. Devenir Astre et changer le monde avec les autres filles. Sa maman qui lui manque tant, après des mois, peut-être des années sans nouvelles. Les larmes labourent ses joues. Au-dehors, des lumières rouges et bleues strient le rideau opaque de la nuit. Une ambulance. Camille se laisse manipuler par les professionnels en uniforme. Le temps se distord, son esprit se détache. 

Maman. 

Camille lévite vers le plafond du bar depuis lequel elle remarque une fille aux cheveux gras, épaules voûtées, silhouette chétive. Son visage est marqué par des plis et des creux, les traces indélébiles de l’existence cruelle. Astre est escortée vers l’ambulance. Les contours de la vie lui semblent cotonneux. Tout a l’air immatériel, comme plongé sous une nappe de brouillard. Elle a l’impression de marcher mais elle n’entend pas le son de ses pas, elle arpente un banc de coton. Elle se sent flottante, lointaine, comme si elle se évoluait dans un rêve. Une distance, frontière transparente, non palpable, la sépare de la réalité. On examine ses bras, ses poignets, les creux de ses coudes. On plonge dans ses pupilles dilatées par la peur. On lui pose des questions. Encore des questions. Elle raconte son histoire de nouveau. S’il la retrouve, il la tuera. Elle est catégorique.

Un des ambulanciers se tourne vers un infirmier et décrète : “C’est une bouffée délirante aiguë. Un délire de persécution”. 

Astre ne les écoute plus. Elle se remémore les dernières paroles proférées à sa mère : “tu ne comprends pas, c’est un autre monde qui s’ouvre à nous, tu vis dans le passé, ce monde n’est pas pour moi. Il y a quelque chose d’autre, une nouvelle possibilité. Ce monde n’est pas le mien”. Et puis, elle sombre. 

Lorsqu’elle se réveille, le silence de la chambre d’hôpital lui remplit les oreilles. Une odeur de nourriture industrielle et de désinfectant imprègne l’air. Une femme, dont le badge indique “Emma” lui offre un sourire tendre. 

Astre se sent mieux. Les anxiolytiques ont agi, la vie a repris ses contours initiaux. Une forme de sérénité l’habite. Et elle se souvient de tout. Son ancienne existence, reléguée en second plan ces derniers mois, lointaine, comme un souvenir incertain dont on rejoue les séquences pour le raviver, lui revient avec une limpidité déchirante. Son discernement, autrefois effacé par les brimades et les dévalorisations constantes d’Arthur, a rejailli en elle. Elle n’a rien d’une folle. Elle s’appelle Camille Deschamps, elle est née le 17 février 1991. Autrefois, elle menait une vie banale, semblable à des milliers d’autres jeunes femmes. Jusqu’à ce qu’elle croise sur la toile le chemin d’un escroc, d’un charlatan, d’un gourou, d’un pervers. Arthur Perrier alias @Arthurgoodlife, l’influenceur aux cinq cent mille abonnés. Et elle n’est pas la seule. Il y en a d’autres, là-bas, dans cette maison isolée quelque part dans la Creuse. Nuit, Flamme, Lotus, Ciel, Été Indien. Qui scellent leurs lèvres par peur des représailles. 

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Hanna Anthony

Alors que j'ai été une adolescente solitaire, la pratique de l'écriture m'a sauvée.

À 12 ans, j'ai rédigé ma première nouvelle sur l'ordinateur familial. Par la suite, je publiais régulièrement mes textes sur un blog. J'ai ensuite tardé à me lancer dans le roman, persuadée que je n'étais pas légitime à construire une structure narrative et des personnages forts.

En 2019, l'école d'écriture Les mots a lancé un concours auquel j'ai participé avec un texte très moderne sur les amours contemporaines. Les liaisons factices a figuré parmi les lauréats du concours. Un an plus tard, il a été publié dans une petite maison d'édition et vendu à 800 exemplaires.

J'ai également vendu mon propre recueil de textes en auto-édition, en moins de deux mois, plus de 500 exemplaires ont été écoulés.

Particulièrement intéressée par le genre du roman contemporain, j'ai fait évoluer mon écriture dans le cadre d'ateliers, notamment avec Chloé Delaume et Lolita Pille. J'ai affiné mon style, que je considère aujourd'hui comme inspiré de Delphine de Vigan et de Karine Tuil.

Je possède aussi un compte Instagram de mots, @relation_textuelle, suivi par plus de 40 000 personnes.

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