Portraits de jeunes cadres désabusés par le travail.

P

24 juillet 2019. Avec quelques amis, nous sommes attablés chez la grand-mère de Cécile, qui nous accueille pour un déjeuner copieux et délicieux.

La conversation dérive alors sur le travail. Elle dérive, voire chavire et coule : puisque (presque) chacun partage autour de la table sa désillusion, son dégoût, son désespoir. Son impression de se noyer, se noyer dans un boulot qui ne lui convient pas, n’est pas stimulant, trop stressant ou pas assez payé.

« Manque de reconnaissance », « sous-payé(e) », « pression », « ennui » sont les termes qui reviennent le plus souvent, accompagnés par un soupir lancinant ou une grimace sarcastique, le tout entre deux bouchées de feuilleté au chèvre. Chacun ajoute son grain de sel, excepté David, qui est plutôt satisfait par son job. L’exception qui confirme la règle et qui vient repositionner le bateau qui coule.

David exerce la profession de développeur dans le 12ème arrondissement de Paris. Ses missions lui plaisent, le salaire confortable de 60 000€ bruts annuels lui permet de laisser libre cours à ses sorties quotidiennes et son bureau se trouve à 15 minutes à pied de son domicile, ce qui lui confère une bonne qualité de vie. Ce qui n’est pas le cas de Léa.

Léa a 28 ans. Elle a un bac +6 et a étudié à l’école de Santé publique de Rennes après un cursus scolaire en droit. Elle a déniché son premier travail dans une association de lutte contre la toxicomanie située dans le 10ème arrondissement de Paris. Léa a travaillé pour cette ligue pendant deux ans et demi et a fini au bout du rouleau. Cumulant les déplacements dans toute l’Île-de-France, zigzaguant à droite, à gauche, sans aucune reconnaissance de sa hiérarchie, elle a fini par s’épuiser tout ça pour gagner 1600 € nets par mois. Vivre à Paris avec un salaire de 1600 € nets est vraiment compliqué quand on sait que les bailleurs demandent aux locataires de gagner trois fois le montant du loyer, et que le loyer d’un studio correct à Paris est de 700-800 euros. Pour avoir une chambre séparée et pouvoir jouir de 30 mètres carrés, il faut débourser pratiquement 1000 euros. Léa vit donc en colocation avec deux autres personnes dans le 20ème arrondissement. Elle ne se plaint pas car l’ambiance est bonne. Dans tous les cas, avec son petit salaire, elle n’a pas le choix : colocation obligée ou aller vivre en dehors de Paris.
Aujourd’hui, elle se demande si ça vaut le coup de retrouver un job dans la santé publique. « Parce que prendre soin des autres, c’est bien, mais quand on est soi-même mal lotie, ça devient fastidieux ».
Léa a postulé à plusieurs offres dans ce même domaine, mais n’a finalement poursuivi l’aventure avec aucun des recruteurs : le salaire net ne dépassait jamais 30 000 € bruts annuels soit moins de 1700 euros nets mensuels. Passionnée par le vin, elle aimerait faire un métier dans l’œnologie, mais la prise en charge de sa formation a été refusée par Pôle Emploi. Du coup, elle se retrouve dans un foutu cercle vicieux: elle gagnait peu d’argent dans son précédent job, elle ne pouvait pas mettre beaucoup d’argent de côté, elle n’a pas les fonds pour financer sa formation elle-même.

Cécile a 32 ans. Elle travaille comme commerciale. Son travail, qui lui plaisait à la base, a fini par l’écœurer. Toujours plus de chiffres, plus de contrats : des objectifs vertigineux. Elle se dit trop pressurisée par sa hiérarchie et le vit mal. D’ailleurs, son corps l’exprime sans conteste : Cécile a des insomnies terribles et multiplie les séances chez un hypno-thérapeute, en vain. Elle voudrait démissionner mais elle ne touchera pas le chômage et ne pourra pas payer son loyer. Elle songe à une rupture conventionnelle, mais son manager, peu apte à la négociation enterrera probablement cette idée à sa genèse. Cécile commence à se demander si elle aime toujours faire de la vente. Elle envisage une reconversion, mais n’a pas grande idée de ce qui lui plairait.

Sarah a presque 30 ans. Elle travaille dans les ressources humaines en tant que responsable à Paris, après 6 années d’études. Elle se dit mal payée et a le sentiment de faire un travail aliénant : envoyer un fichier Excel par-ci, répondre à 50 e-mails par jour, compiler des données dans un autre fichier Excel, envoyer des procédures, remettre en forme des fiches de poste. Le travail administratif qui équivaut à 75% de son temps lui pèse: Sarah pense qu’elle n’a ni valeur ajoutée, ni expertise et qu’un ado de 17 ans à qui elle expliquerait les choses patiemment serait à même de prendre son poste. Elle parle d’ailleurs de “Taylorisme des cadres ou 2.0” : “effectuer les mêmes tâches (d’un panel pas très large) chaque jour, le plus vite possible pour être productive, mais devant un ordinateur et non devant une machine, comme avant”.
A force de faire quelque chose de généraliste, elle déclare qu’elle ne se spécialise pas et reste superficielle sur la plupart des sujets. Sarah rêverait de faire un travail plus créatif, dans lequel elle aurait le sentiment d’avoir une solide expertise tout en continuant à apprendre au quotidien. Elle voudrait se sentir utile. Mais Sarah se considère comme sous-payée depuis des années et elle sait que job créatif rime avec précarité. D’ailleurs, pour avoir plus de pouvoir d’achat, elle a récemment consenti à troquer son appartement en location de 30 mètres carrés pour vivre dans 15 mètres carrés. Il s’agissait de l’unique solution pour pouvoir « se faire plaisir raisonnablement », « pouvoir voyager un peu » et ne pas « compter toutes ses dépenses, religieusement », dit-elle, avec un sourire amer. Or, avec un salaire qui est loin d’être mirobolant, cumulé à une vie onéreuse à Paris, elle n’a pas pu mettre beaucoup d’argent de côté, comme Léa. Si elle veut accroître son salaire, le plus sage est de rester dans les ressources humaines et de capitaliser sur son expérience. Elle se sent aussi acculée, tiraillée entre l’envie de pouvoir s’épanouir professionnellement et celle de jouir de plus d’argent, visiblement incompatibles.

Deux générations nous séparent de la grand-mère de Cécile, qui prend alors la parole devant nos visages fermés et soucieux.

Mireille, 78 ans, nous explique qu’antan, elle tenait un restaurant avec son mari. Les temps étaient parfois durs et il fallait réfléchir à deux fois avant de prendre un jour de repos et fermer le restaurant car cela engendrait un manque à gagner. Mais malgré tout, le travail lui plaisait et rien n’était plus gratifiant que de recevoir des compliments des fidèles clients qui revenaient régulièrement et recommandaient le restaurant à d’autres. 

Involontairement, Mireille nous fait culpabiliser. Chacun se regarde, impassible, mais les mêmes questions virevoltent dans nos têtes : sommes-nous trop exigeants ? Chanceux et incapables de le réaliser ?

Nous quittons la maison de notre charmante hôtesse, silencieux, le ventre plein mais le cœur toujours aussi vide… 



Le soir-même, un apéro est donné dans un petit jardin de banlieue parisienne, baigné par le soleil vespéral de cette douce soirée d’été. L’âge moyen est de 30 ans. Rapidement, nous nous mettons à parler “travail” et la fameuse question « Tu fais quoi dans la vie ? » fuse et revient sans cesse comme un écho.

Lucas a 30 ans et exerce la profession d’avocat depuis 4 ans à Aix-en-Provence. Avocat, sur le papier, c’est tellement prestigieux. Presque clinquant. Dans ma tête, l’avocat trentenaire a autant de charisme que le guitariste adolescent : il porte un costume parfaitement taillé été comme hiver, plaide avec lyrisme et est entouré de filles qui butinent autour de lui comme des abeilles. Naïvement, je pense instantanément à Harvey Specter (avocat dans la série Suits), à des dossiers captivants, à des bureaux laqués et fastueux, à des couloirs épurés… Contrairement à mes attentes, il déclare qu’il se « fait chier ». « Je m’ennuie, j’ai choisi avocat en droit immobilier parce que c’est une niche. Mais le pire, c’est que je suis mal payé. Et je taffe comme un dingue, donc je fais des heures pas possibles pour recevoir une paye de misère et m’ennuyer. Je ne suis pas stimulé. Je voudrais acheter à Aix, mais j’peux pas car l’immobilier a flambé. Des fois, je me dis qu’il me reste encore 40 ans à faire ça chaque jour et ça me déprime ». Lorsque je lui demande pourquoi il n’opte pas pour autre chose, il me répond laconiquement « Oui mais quoi ? Je ne saurais pas quoi faire d’autre… ». Très vite, je réalise que deux ou trois autres invités embrayent sur le même sujet, la mine renfrognée. Vraisemblablement, rare sont les chanceux qui sont heureux dans leur job, comme David.

Quelques minutes après, j’entends Lucas aborder un autre sujet. Plus controversé cette fois-ci. Il discute de « MDMA » avec Julien, une drogue de synthèse issue de la famille des Ecstasys.
Visiblement, Julien, Lucas, Romain et d’autres prennent régulièrement de la MDMA en soirée. Lucas répond d’ailleurs à son interlocuteur « Ah ouais, moi aussi faudrait que je ralentisse ». Puis, son voisin lui lance « Ta dernière prise remonte à quand ? » et Lucas répond « C’était il y a deux semaines, et je crois que c’est la plus longue pause de ma vie ».

J’écoute, silencieuse et pensive, mais je n’interviens pas, gardant mes réflexions moralisatrices pour moi. Avec mes amis, nous décidons ensuite de partir afin de profiter d’un concert, non loin. Juste avant de quitter les lieux, je fais un rapide tour dans la maison pour me laver les mains et je constate alors que le plan de travail de la cuisine est strié de dizaine de lignes d’ivoire. Saupoudré de rails de cocaïne que quelques invités reniflent avidement, l’échine courbée en deux.

Je réalise alors que ce n’est pas un hasard si ces trentenaires blasés dans leur job sniffent de la cocaïne et gobent des amphétamines tous les week-ends. La corrélation entre les deux est plutôt limpide. Et j’en suis curieusement triste. Cette prise de conscience est accablante, presque effrayante.

Pour résumer, je connais bon nombre de jeunes de CSP cadre, trentenaires, bac +5 avec un job plus ou moins valorisant sur le papier.
Chargée de prévention en santé publique, avocat, consultant, responsable des ressources humaines, commerciale, chargée de communication et j’en passe.
Et pourtant…
La plupart d’entre eux déclarent ne pas être épanouis. Beaucoup envisagent d’ailleurs une reconversion professionnelle. 

Certains n’exercent pas un travail stimulant mais cette lacune est contrebalancée par une paye grasse, ce qui leur permet de se faire plaisir à travers des voyages et biens matériels. D’autres exercent un travail qui les épanouit, et ils mettent de côté la valeur argent, conscient que le bénéfice d’exercer un métier de passion se fait rare et se doit d’être gratifié. Enfin, d’autres subissent la double peine qui réside dans le cumul entre un travail abrutissant et un travail mal rémunéré, après parfois plus de cinq années d’études. Une partie d’entre eux ne dit rien, et l’autre déchante lentement et s’explose la tête aux paradis artificiels pour oublier la désillusion, la vacuité de chaque jour. 


Pourquoi ? Sont-ils trop gâtés ? Insatisfaits ? Trop exigeants ? Fainéants ? Ingrats ? 

Veulent-ils plus de cash? Un travail qui a plus de sens ? Des horaires plus flexibles ? Plus de responsabilités ? Un mélange de tout cela à la fois ?

4 commentaires

  • Dommage que tu ne parles pas de ton ressenti au travail dans le détail, mais comme dirait un Hobbit célèbre :
    https://i.imgur.com/DSyV4kK.gifv

    Connais-tu ce documentaire : De la servitude moderne
    https://www.youtube.com/watch?v=e5LcXFXgqw0
    C’est un peu simpliste mais ça va à l’essentiel, l’aliénation et la crise de sens.

    Je ne sais même pas si avoir un travail qui ait du sens ferait aimer le fait de travailler dans une société comme la nôtre, où tout est fait pour te dégoûter. Construire des routes a du sens, mais c’est chiant et physique. Soigner des gens a du sens, mais les conditions de travail te rendent dépressif en moins de 3 ans (aux Urgences surtout, mais dans tout hôpital en vrai, dans n’importe quel service, quand ils ne sont pas purement et simplement fermés). On parle des profs ? Des flics ? Des maires, etc…

    Je ne sais plus quel écrivain d’époque a souligné le fait que la plèbe est tellement prise par son travail qu’elle n’a même plus le temps de songer à sa propre servitude, ni aux causes de celle-ci. Les drogues ça va un temps, mais ça finit mal en général. Mieux vaut se poser les bonnes questions. N’est-il pas possible de se détendre avec une activité stimulante intellectuellement, au lieu d’allumer sa télé ?

    Ton article me conforte dans l’idée qu’à moins d’être milliardaire, les gens font semblant d’être heureux à Paris. Bref.

    • C’est pas grave que tu aies confondu, car ça pouvait être les deux !
      C’est marrant que tu prennes l’exemple du fait d’avoir du sens mais de demeurer chiant.
      J’ai pu expérimenté cela. J’ai travaillé dans les RH. J’avais le sentiment de ne pas faire quelque chose qui avait du sens, non seulement par les tâches effectuées mais aussi à cause du domaine dans lequel je travaillais (Consultante chez AXa, BNP…).
      Je me suis ensuite dit qu’à défaut de trouver le sens dans les tâches effectuées, peut-être le trouverai-je dans le domaine.
      J’ai donc travaillé comme Responsable RH dans une association.
      Et en fait, mon constat était le même : ça n’avait pas non plus de sens, car même si je travaillais dans une asso, ce que je faisais chaque jour n’avait pas de sens (en vrai, dans l’article, Sarah c’est moi). Conclusion : je m’ennuyais toujours autant parce que les tâches quotidiennes n’avaient pas de sens pour moi.

      • J’ai travaillé dans la vente en prêt-à-porter étant gamin, pour plusieurs enseignes. Et à chaque fois que j’allais chercher mon solde de tout compte au siège de l’entreprise, je me disais que ça devait être le rêve d’être assis toute la journée devant un ordi, traiter de la paperasse, avoir son bureau, son café posé dessus. Toute les personnes avec qui j’ai eu affaire étaient avenantes et souriantes, bien que nos contacts ne duraient que quelques instants. Quel contraste avec ce que nous vivions dans nos magasins ! Pression du chiffre, clients agacés et agaçants, position debout de longues heures, smic, sourire obligatoire même quand tu veux te suicider, etc…

        Ton récit replace les choses en perspective : en vrai, tout le monde souffre. C’est au cas par cas pour chacun, toutefois, je pense qu’il y a des cycles de 5 ans à respecter si on ne veut pas finir aigri dans son travail, ou pire. Sauf si on est médecin ou chirurgien bien sûr. En 5 ans, on a fait le tour du métier en général. Soit on évolue dans la boite, si c’est possible, soit on essaie de passer à autre chose.

        On a beau aimer voyager, ce ne sont pas 2 semaines aux îles Canaries qui te feront supporter une année entière à te demander si tu es vraiment à ta place dans ce petit monde. Mais je sais que tu le sais puisque tu parles au passé.

Hanna Anthony

Alors que j'ai été une adolescente solitaire, la pratique de l'écriture m'a sauvée.

À 12 ans, j'ai rédigé ma première nouvelle sur l'ordinateur familial. Par la suite, je publiais régulièrement mes textes sur un blog. J'ai ensuite tardé à me lancer dans le roman, persuadée que je n'étais pas légitime à construire une structure narrative et des personnages forts.

En 2019, l'école d'écriture Les mots a lancé un concours auquel j'ai participé avec un texte très moderne sur les amours contemporaines. Les liaisons factices a figuré parmi les lauréats du concours. Un an plus tard, il a été publié dans une petite maison d'édition et vendu à 800 exemplaires.

J'ai également vendu mon propre recueil de textes en auto-édition, en moins de deux mois, plus de 500 exemplaires ont été écoulés.

Particulièrement intéressée par le genre du roman contemporain, j'ai fait évoluer mon écriture dans le cadre d'ateliers, notamment avec Chloé Delaume et Lolita Pille. J'ai affiné mon style, que je considère aujourd'hui comme inspiré de Delphine de Vigan et de Karine Tuil.

Je possède aussi un compte Instagram de mots, @relation_textuelle, suivi par plus de 40 000 personnes.

On discute ? 💌
anthonyhanna760@gmail.com