Chapitre 2. « Moustachue »

C

2000

Les vacances d’été de mon enfance ont un goût de liesse. Un goût sucré et acide de bonbons qui piquent la langue. Un goût de chichis huileux vendus par un marchand ambulant, non loin du centre commercial Marine de Dunkerque. Un goût d’adrénaline, de pilotage de VTT sur les bosses orange du cross de Téteghem Village. L’insouciance. Ce sentiment de légèreté et de sérénité trop souvent oublié, enfoui, tenu pour acquis. L’enfance est-il le refuge de l’insouciance ? Et l’âge adulte, une boîte à tracas, que l’on empile les uns par-dessus les autres, que l’on refoule jusqu’à l’implosion ?

Le début de ma scolarité au collège se déroulait sans encombre, me laissant encore un peu de répit au regard de la violence de la vraie vie. J’errais dans une bulle, un cocon ouateux qui me protégeait des contrariétés de l’existence. Les semaines s’écoulaient paisiblement. Les nuages blancs de septembre prenaient des teintes plus sombres, charriés par le vent de l’automne, menaçants, prêts à arroser le bitume et à déchaîner la mer du Nord de la pluie qui les gorgeait. Par mimétisme pour mes congénères, je commençai à avoir à coeur, moi aussi, d’être « branchée », comme ces autres filles aux jambes allongées par des jeans pattes d’éléphant, et à la poitrine naissante fièrement révélée par un top moulant. Lentement, je prenais conscience du regard des autres. Les quelques copines avec qui je traînais avaient du succès auprès de ces Messieurs. Laura, Fiona et Marion, comme Marine V. quelques années plus tôt, recueillaient régulièrement les compliments de William, Maxence et Gérard. Elles jouissaient des éloges à l’égard de leur physique en ces termes : « jolie », « la plus belle », « il veut sortir avec elle », et ces éloges asseyaient leur réputation au sein de la classe, leur conférant un rang élevé et une puissance qui les rendait respectables.

Un matin, juste avant de me hisser dans le bus qui me conduirait au collège, je dénichai dans mon armoire un pantalon à carreaux orange, légèrement évasé. Je me dis qu’il ferait l’affaire et s’inscrirait dans les accoutrements acceptés de cette religion encore méconnue que les autres appelaient « mode ».

Une demi-heure plus tard, je marchais fièrement dans la cour, vêtue dudit pantalon à carreaux orange, de vieilles baskets Décathlon aux pieds. Je souriais déjà à l’idée de retrouver ma copine Fiona. Fiona avait redoublé sa sixième. De fait, il émanait d’elle l’assurance de l’âge, comme une matriarche qui guide ses lionnes. Elle était belle, quelque chose d’harmonieux dans les traits. Et surtout, elle s’habillait bien, toujours à la pointe de la mode avec ses jeans Miss Sixty et ses pulls Roxy. Certes, elle employait le terme de « poubelleur » au lieu « d’éboueur » et elle ignorait que l’Afrique était un continent et non un pays, mais à ce moment-là, sa bêtise ne la desservait pas, et, au vu de sa notoriété, il me semblait qu’il valait mieux être belle qu’intelligente.

Dans le rang, les uns évoquaient le contrôle de math de la veille, les autres, la dernière rumeur qui enveloppait, Emilie, petite nouvelle au sein de la classe. L’éclat des mèches dorées de Fiona me guida à elle et je fendis les grappes d’élèves pour la saluer. Elle se retourna, je vis ses sourcils se lever, sur le point de fusionner avec la racine de ses cheveux.

Un regard outré vers mon pantalon, et elle s’écria : « Putin c’est quoi ce fut’ ? La honte ! » et puis, « ne le remets plus, franchement c’est pas possible ça ! », à voix basse. Penaude, je jetai un oeil aux carreaux oranges, qui, il est vrai, dénotaient franchement parmi le camaïeu sombre de jeans et de baggys.

Au milieu de tout ce gris de ciel et de béton, la limpidité de la situation m’aveugla comme un soleil d’été. La situation était semblable à une équation qu’on parvient enfin à résoudre après d’innombrables tentatives, ou un de ces syllogismes que j’apprendrai plus tard en faculté de droit :

J’étais mal habillée => je traînais avec Fiona.

Par conséquent, les autres élèves m’associeraient à elle, souillant par là sa réputation de fille branchée. J’allais l’éclabousser, la recouvrir de la boue de l’opprobre si je ne prêtais pas davantage d’attention à mon style. Ce soir-là, j’enfouis le pantalon à carreaux orange, cette diablerie qui m’avait pratiquement ostracisée, dans une poubelle, tétanisée à l’idée d’avoir provoqué un esclandre. Quelques jours plus tard, je m’apprêtai à me ranger dans la cour à la suite du retentissement de la sonnerie, lorsque mon sillage croisa celui de Leslie. Leslie était une fille imposante, un peu grande gueule, populaire, que les collégiens craignaient pour son franc-parler et ses humeurs ombrageuses. Pourtant, elle m’aborda ce jour-là avec un sourire chaleureux.

Je me souviens encore de ma première pensée « Ah, en fait, elle est sympa ».

-Salut, tu t’appelles comment ?

-Hanna.

L’intimidation tordait le mince filet de voix qui tentait de s’échapper de ma gorge. Mes mots parvenaient difficilement à franchir le seuil de ma bouche, à peine audibles.

-Et… t’as déjà eu un copain Hanna ?

-Non…

Je lui offris un sourire désolé, un peu embarrassée. Et j’entendis le rire. Gras. Sardonique. Semblable à celui d’une sorcière dans un dessin-animé Disney.

-Ça m’étonne pas. T’as vu ta tête ?!? T’es trop moche. En plus, t’as une moustache.

Je me sentis rétrécir. Je balbutiai, essayant de lui envoyer, moi aussi, un missile verbal pour sauver mon honneur. Mais je restai là, les bras ballants, le visage rouge et chaud, et elle s’éloigna en riant, pleine de cette désinvolture qui la caractérisait si bien. Jamais je n’avais eu honte des longs poils qui ombrageaient le dessus de ma bouche, ce petit tapis douillet. Ils étaient, et c’est tout. S’ils avaient décidé de s’implanter là, d’envahir la fine bande de territoire qui liait ma bouche à mon nez, il devait bien y avoir une raison. Mais cette fois-ci, ils étaient entachés par la honte. J’avais une MOUSTACHE ! Et j’étais « trop moche ». 

Ce jour-là, je pris cette affirmation, l’estampilla « Vérité », et je m’en revêtis comme on se drape d’un voile. Ma « tête », comme disait Leslie, me rendait indigne d’avoir un copain, de recevoir de l’attention, comme Fiona, Laura et les autres. Si mes copines suscitaient l’intérêt de ces messieurs et étaient respectées, c’est parce qu’elles possédaient les attributs qu’il fallait.

Les yeux limpides, la chevelure de seigle qui caresse le cou et le renflement de la poitrine. Je voulais être elles. Je voulais être blonde et avoir un regard clair comme un ciel pur.

La suite dans le chapitre 3.

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Hanna Anthony

Alors que j'ai été une adolescente solitaire, la pratique de l'écriture m'a sauvée.

À 12 ans, j'ai rédigé ma première nouvelle sur l'ordinateur familial. Par la suite, je publiais régulièrement mes textes sur un blog. J'ai ensuite tardé à me lancer dans le roman, persuadée que je n'étais pas légitime à construire une structure narrative et des personnages forts.

En 2019, l'école d'écriture Les mots a lancé un concours auquel j'ai participé avec un texte très moderne sur les amours contemporaines. Les liaisons factices a figuré parmi les lauréats du concours. Un an plus tard, il a été publié dans une petite maison d'édition et vendu à 800 exemplaires.

J'ai également vendu mon propre recueil de textes en auto-édition, en moins de deux mois, plus de 500 exemplaires ont été écoulés.

Particulièrement intéressée par le genre du roman contemporain, j'ai fait évoluer mon écriture dans le cadre d'ateliers, notamment avec Chloé Delaume et Lolita Pille. J'ai affiné mon style, que je considère aujourd'hui comme inspiré de Delphine de Vigan et de Karine Tuil.

Je possède aussi un compte Instagram de mots, @relation_textuelle, suivi par plus de 40 000 personnes.

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