#2. Nostalgie nocturne.

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Vendredi soir. Il est minuit moins le quart. Le Pachamama est une boîte immense, près de Ledru-Rollin.

Appuyée sur la balustrade en bois, je baisse les yeux depuis le deuxième étage et je peux apercevoir les gens qui dansent tout en bas. Une lumière rougeâtre donne à l’atmosphère quelque chose de démentiel. Je réalise soudain que mon visage est contracté, que mes sourcils sont froncés alors j’essaie de relâcher mes muscles et de refaçonner illico l’expression joyeuse de la fille cool sur mon visage. Ce soir, l’alcool ne monte pas. Ça arrive parfois et je me perds alors dans des pensées existentielles, qui me polluent un peu trop fréquemment en ce moment.

Effectivement, les jours passent et se ressemblent. Les soirées s’enchainent, les cuites, les restaurants, les week-ends, les rendez-vous foireux, les sorties, les vacances. Les projets.

A 20 ans, votre projet, c’est de finir vos études. A 24 ans, c’est de trouver un bon boulot, ou de partir à l’étranger. A 27 ans, le job est trouvé depuis longtemps, vous êtes confortablement installé dans le fauteuil de la vie. Là, une subdivision s’opère. Il y a deux catégories de personnes. Celles qui ont trouvé leur moitié et les autres. Les premières ont leur ligne directrice toute tracée : achat immobilier, mariage, bébé. Pas forcément dans cet ordre. Quand une des étapes est franchie, il reste les deux autres pour traverser les années sans se poser de questions. A la fin, quand tout a été effectué dans les règles de l’art, les plus malchanceux divorcent. Et puis, ils retrouvent quelqu’un d’autre avec qui ils recommencent d’autres projets.

Je repense à une de mes connaissances, Cédric. Cédric a trente ans mais il a déjà tout vécu. Il a tout expérimenté. Et il pue la luxure. Voyages de dingue, boulot au top, mariage grandiose, achat immobilier, sexe entre amis, partouzes déjantées. Du coup, il est blasé. Même son couple l’emmerde. « Tu comprends, le sexe avec M. c’est bien mais c’est toujours ma bite qu’elle a dans la bouche et vice versa ». Je comprends à peu près. Un jour, Cédric m’a proposée une nuit dans un hôtel avec jacuzzi. Sur le coup, j’ai ri comme si c’était une blague de ouf, alors qu’a l’intérieur, les flashs d’une vision cauchemardesque fusaient dans ma tête. Moi. A poil. Une coupe de champagne. Une expression lubrique sur son visage. Levrette. Cédric et M. sont toujours ensemble, malgré l’ennui, malgré la blasitude. Aujourd’hui, ils attendent un enfant. Ainsi, les couples qui se font chier planifient un gosse comme je planifie un voyage.

Parce que planifier des projets est une panacée. Elle permet de ne pas faire face au vide de l’existence, à l’angoisse du néant, à la vacuité des journées qui défilent indéfiniment jusqu’à la mort.

Mais pourquoi suis-je si cynique? Parce que je ne suis plus aimée? Serait-ce l’aigreur d’un coeur brisé? La réponse d’un de mes amis fuse dans ma tête: « Toi et tes problèmes de riche ». Des fois, j’aimerais pouvoir appuyer sur le bouton « OFF » dans mon cerveau et vivre comme un robot, sans rien percevoir. Mais non, j’ai hérité du gène de la lucidité. Celle qui fait prendre conscience de l’absurdité des choses et qui fait mal.

Les personnes qui sont seules comme moi font donc des projets en solo ou attendent. Projets de voyage, changement d’orientation pro, montage d’une boîte, tour du monde, retapage d’un appart’.

J’ai 27 ans et je n’ai plus de projets alors inconsciemment, j’attends. J’attends quelque chose mais quoi ? Il faut bien attendre quelque chose, sinon pourquoi serais-je là ?

J’attends. J’attends l’étincelle, le rebondissement. J’attends quelqu’un. Ou que quelque chose se passe. J’attends et en attendant, je continue à provoquer le destin. Brusquement, je me rappelle que demain, j’ai rendez-vous avec Paul. Age : 28 ans. Source : Happn

-Nina, je vais aux chiottes, tu viens avec moi?

La voix de Marine me tire soudain de mes pensées. J’acquiesce -j’ai moi aussi envie de pisser- et je la suis dans un dédale interminable de couloirs. Pendant qu’elle fait son affaire, je me regarde dans l’immense miroir qui surplombe le lavabo. Mes yeux brillent d’un étrange éclat et je replace une mèche de mes cheveux noirs, coupés au carré derrière mon oreille. Je ressemble à une Cléopâtre des temps moderne.

-Tu vas les laisser pousser ? me demande Marine, en désignant ma chevelure.

Je hoche la tête et nous sortons des WC.

Sur le chemin du retour, je croise une vieille connaissance. Il me fixe attentivement, comme s’il essayait de se remémorer où est-ce qu’il m’avait vue pour la dernière fois.

-Tu le connais ? me demande Marine en fronçant les sourcils.

-Non, c’est un mec qui m’a baisée puis jamais rappelée, je lui réponds, avec une indifférence feinte.

Elle hausse les épaules, nous retournons parmi notre groupe et je mets la paille de mon cocktail sur ma langue mais lorsque j’aspire, un bruit désagréable de succion m’indique que je suis arrivée au bout : il ne reste que les glaçons. Ennuyée, je jette un regard aux alentours, en essayant de repérer une cible potentielle, et mon regard s’arrête net sur… Louis. Je crois que c’est bien lui, et je me dis qu’il s’agit d’un cauchemar, c’est impossible. Même lieu, même moment dans tout Paris. What the fuck… Je me fige un instant puis scrute la silhouette, mais dans la lumière tamisée et de profil, il m’est difficile de trancher avec certitude. Même cheveux ébouriffés, même silhouette, même taille, même style avec la chemise blanche, la ceinture et les derbies en cuir marron, même façon de rejeter la tête en arrière lorsqu’il rit. Je l’observe pendant quelques minutes, mes potes parlent mais je ne les écoute plus. Le son de la musique me parvient de très loin. Je plisse les yeux pour essayer d’y voir plus clair, je me dis qu’il faut que je me rapproche ; je sens mon cœur galoper dans ma poitrine, mes jambes sont en coton, mais je veux en avoir le cœur net. C’est lui… non ce n’est pas lui, il ne porte pas de bracelet… si c’est lui… non. J’en ai marre de tergiverser alors je me lève brusquement et je prétexte un passage au bar, de l’autre côté, pour pouvoir le regarder en face. Si c’est lui, je me casse direct. Pas question de rester une seconde de plus dans cette boîte. Je fais quelques pas, je manque de vomir mon cœur puis je reviens et je le frôle-il ne me regarde pas- pour constater que… ce n’est pas lui. Putain de merde. Juste un sosie. Un soulagement indicible m’envahit, je soupire de légèreté, et mon cœur furieux se calme peu à peu.

En un éclair, je revois le souvenir de notre rencontre, comme si c’était hier, avec une clarté déconcertante et, malgré moi, mon coeur se serre. Il était beau même de dos. Quelque chose de solaire dans la stature. Dans la démarche. Une assurance mêlée de désinvolture. Je n’avais jamais vu quelqu’un qui dégageait autant de choses contradictoires à la fois. Quand il parlait, son visage s’animait. Puis à certains moments, il semblait perdu dans ses pensées et alors il paraissait froid, maussade. Il passait d’un groupe de personnes à l’autre, léger, aérien. Intrigant. En fait, il dénotait. Comme un oasis en plein désert. Il ne semblait pas m’avoir remarquée. Mais je n’ai rien fait pour provoquer le destin. Pour la première fois depuis longtemps, j’étais un peu intimidée. Je me suis contentée de l’observer de loin, troublée par le charisme qui flottait autour de lui comme une aura. Et puis, il s’est retourné, a posé les yeux sur moi et je me suis sentie transpercée par son regard lumineux. Je me suis figée. En une seconde, il m’avait perforé de mille parts. Moi, qui étais indifférente à tout le monde, moi qui ne flanchais jamais pour personne, moi qui étais parfaitement impassible, je venais de perdre le contrôle, malgré moi.

Je me suis éloignée quelques instants pour prendre un appel. Lorsque j’ai raccroché, j’ai entendu des pas crisser sur le gravier. Je me suis alors retournée pour jeter un œil discret. Il s’est approché de moi, il était encore plus beau de près. Des yeux de chat, d’un vert incroyable, des cheveux noirs courts avec une mèche rebelle, un peu trop longue, qui lui tombait constamment sur le front et qu’il repoussait machinalement d’un geste désinvolte. Une clope était fichée au coin de ses lèvres, il l’a allumée en faisant claquer son Zippo à deux reprises et je me suis dit qu’il ressemblait vraiment à Alain Delon dans L’éclipse. Il m’a souri avec chaleur et je me suis sentie fondre. Un petit tatouage représentant un curieux symbole ornait son avant-bras droit. Une sorte de cercle concentrique, comme une spirale. Je l’ai immédiatement reconnu. Puis, il m’a enfin adressé la parole:

-Salut! On n’a pas encore été présenté. Tu es une amie de Camille, c’est ça?

J’ai respiré un grand coup, et je me suis dit que j’allais essayer de l’impressionner.

-Oui, bonsoir. Je suis Eléa.

Et j’ai fixé ostensiblement son tatouage pour qu’il comprenne la référence en lui lançant un petit clin d’œil timide.

Il a bloqué quelques instants puis m’a souri à nouveau.

-Et moi je suis Païkan. Enchanté.

-Sympa l’équation de Zoran sur ton bras.

Tu adores La nuit des temps j’imagine?

-C’est mon bouquin préféré. Et je suis bluffé que tu aies capté ça. Ça n’arrive pas souvent.

-Je l’aime beaucoup aussi.

-D’accord, en ce cas, je suis à toi.

-Et je suis à toi également.

Nous avons discuté pendant des heures, d’abord de Barjavel. Puis on s’est raconté nos vies. Sans discontinuer, et le bar a fermé. Alors nous avons marché dans Paris. Il m’a demandé par où j’allais et j’ai fait un vague geste en direction de Châtelet pour gagner du temps. J’ai conscience que ça parait fou, mais je savais qu’il était fait pour moi. Et je voulais qu’il me laisse une chance de lui prouver que la réciproque était vraie. J’avais raison. J’ai toujours aimé le challenge. Ce qui explique probablement mes fréquents cassages de gueules. Nous avons déambulé dans la ville ensommeillée -il faisait bon- jusqu’à ce que les lampadaires s’éteignent comme une veilleuse dans une chambre d’enfant, actant le moment de se coucher. Les étoiles brillaient, mais pas que dans le ciel.

Il m’a ensuite proposé de venir chez lui. Je ne couche quasiment jamais le premier soir -il faut que je sois difficile à avoir- mais j’ai accepté sans me poser de questions. Je n’ai pas eu peur de me faire baiser une seule seconde. Nous avons couché ensemble, naturellement, et c’est comme si je le connaissais depuis toujours. Je suis restée dans ses bras pendant des heures. Puis, le soleil s’est levé. J’ai brusquement pensé au bouquin d’Hemingway The sun also rises, sans raison. Comme une intuition métaphorique de ce qui m’attendait. Le meilleur était à venir, mais ça, je ne le savais pas encore.

Lire l’épisode 3.

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Hanna Anthony

Alors que j'ai été une adolescente solitaire, la pratique de l'écriture m'a sauvée.

À 12 ans, j'ai rédigé ma première nouvelle sur l'ordinateur familial. Par la suite, je publiais régulièrement mes textes sur un blog. J'ai ensuite tardé à me lancer dans le roman, persuadée que je n'étais pas légitime à construire une structure narrative et des personnages forts.

En 2019, l'école d'écriture Les mots a lancé un concours auquel j'ai participé avec un texte très moderne sur les amours contemporaines. Les liaisons factices a figuré parmi les lauréats du concours. Un an plus tard, il a été publié dans une petite maison d'édition et vendu à 800 exemplaires.

J'ai également vendu mon propre recueil de textes en auto-édition, en moins de deux mois, plus de 500 exemplaires ont été écoulés.

Particulièrement intéressée par le genre du roman contemporain, j'ai fait évoluer mon écriture dans le cadre d'ateliers, notamment avec Chloé Delaume et Lolita Pille. J'ai affiné mon style, que je considère aujourd'hui comme inspiré de Delphine de Vigan et de Karine Tuil.

Je possède aussi un compte Instagram de mots, @relation_textuelle, suivi par plus de 40 000 personnes.

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