Chapitre 1. Les mini-miss

C

1997

Le Nord et son éternel édredon de nuages. Sa fine pluie qui pique le visage. Le Nord et ses accents bourrus, ses visages que l’on imagine striés par la couperose, rougis par le froid et l’alcool. Le Nord et ses stéréotypes, des cas sociaux parqués dans de tristes quartiers de briques gangrenés par la consanguinité.

Je vivais à Téteghem, une bourgade du Nord aussi appelée « la ville à la campagne ». Un quadrillage de jolies maisons roses, bien éloigné de ces clichés qui desservent les Hauts-de-France. Les odeurs des diverses boulangeries embaumaient les rues et la chaleur des habitants y compensait largement celle de l’atmosphère.

En ce samedi d’octobre, la salle des fêtes était remplie par des rangées de chaises, devant lesquelles s’étendaient une large scène. Un tube de Patrick Sébastien résonnait en toile de fond, couverte par la voix d’un animateur, qui tentait d’apparaitre aussi professionnel qu’un journaliste mais dont les envolées prenaient parfois les inflexions trop enjouées d’un forain. Un bourdonnement constant remplissait l’espace et j’étais là, petite fille engoncée dans une robe, cet étrange vêtement que je n’avais pas l’habitude de porter.


Une grande femme vint me chercher pour m’emmener dans un vestiaire sombre. Une odeur de renfermé y planait, et je rejoignis d’autres fillettes pour revêtir un maillot de bain une pièce. J’aimais ce maillot de bain rouge, rouge comme ma couleur préférée, celle de l’explosivité, celle de l’adrénaline, mais aussi les champs de coquelicots qui grignotaient les terres, non loin de ma maison.


J’avais 8 ans et je participais à un concours de beauté.

« Élisons la nouvelle mini-miss Téteghem ! »

Je ne savais pas ce qu’était la beauté. Je me contentais simplement d’obéir, d’arpenter la scène lorsqu’on me demandait de marcher. De faire un tour sur moi-même. Sans savoir qu’on me scrutait, qu’on étudiait ce corps d’enfant, ces cuisses maigres sur lesquelles le duvet fleurissait, ces lignes droites d’os qui s’élargiraient un jour pour être renommées « hanches », ces fesses plates qui se développeraient et attesteraient de ma féminité et même de ma « baisabilité ». Je souriais, les yeux perdus dans un horizon lointain, très peu concernée, insouciante et légère comme peuvent l’être les enfants, pressée de rentrer chez moi pour chevaucher mon VTT.

Sur la scène, l’animateur de l’événement me demanda de m’approcher. Le brouhaha cessa. Il me questionna, un sourire sur les lèvres : comment tu t’appelles ? Qu’est ce que tu aimes ? Les poupées ? Les princesses ?

Je laissai s’échapper mon prénom d’entre mes lèvres compressées par la timidité. La foule de grandes personnes que je surplombais me rendait nerveuse. Quelques mots susurrés flottèrent dans le silence : « J’aime le vélo. Et les chevaux. ». On me renvoya à ma place.


Les autres fillettes défilèrent en maillot de bain, puis la grande dame aux cheveux gris nous reconduisit au vestiaire pour que l’on se rhabille. Près de la scène, ma mère m’attendait avec quelques-unes de ses amies. L’une d’entres elle s’approcha de moi et me glissa à l’oreille « Je suis certaine que tu vas gagner, tu es la plus belle ».

Je la regardai sans comprendre. La plus belle. Qu’est-ce que c’était d’être « la plus belle » ? Pourquoi aurais-je voulu être la plus belle ? À l’époque, je me fichais de tout sauf de mon VTT customisé. J’accrochais une carte Pokémon sur la roue arrière, à l’aide d’une pince à linges, pour reproduire le bruit d’une moto cross qui s’amplifiait au fil de mes coups de pédales.

Savais-je déjà ce que c’était d’être belle ? Il est vrai que j’observais parfois les autres dans la cour de récréation. L’une d’entre elles, Marine V., me fascinait. Son visage mutin hébergeait deux immenses billes vertes et une bouche rouge et fraîche comme une fraise. Il était difficile d’en décrocher le regard. C’était donc ça être belle ?

Capturer les yeux de ses interlocuteurs ?

Être détaillée par les autres, fixement ?

J’avais bien remarqué à quel point les garçons étaient fidèles à Marine. Ils portaient son sac à dos pour alléger ses épaules. Il lui offrait des bonbons, leur goûter, quitte à avoir le ventre creusé par la faim et Marine déambulait dans les couloirs de l’école primaire, auréolée par une petite cour d’admirateurs. Elle souriait, amusée. Bizarrement, mon allégeance à son égard était semblable à celle des garçons : j’avais envie qu’elle décèle quelque chose chez moi, un éclat, une lueur et qu’elle recherche ma compagnie.

Je ne fus pas élue Mini-miss Téteghem 1997. Je ne fis même pas partie des dauphines.

Quelques jours après le concours, les garçons de la classe dressèrent une liste des plus jolie filles de la classe. Sans surprise, Marine se retrouva en tête du classement. Mon nom ne fut pas prononcé. L’un d’entre eux me glissa à l’oreille « mais on t’aime bien quand même ».

Cette violence des « listes publiques », je l’ai connue tellement de fois. Au collège, à l’université, en entreprise. Et des années plus tard, on me donnerait un « 6/10 ».

À la fin du CM2, mon front devint rugueux et brillant. Lorsque j’y passais la main, la peau était granuleuse. Une fine moustache recouvrait déjà ma lèvre supérieure et quelques poils dissidents s’épanouissaient entre mes sourcils broussailleux, comme les mauvaises herbes au fond d’un jardin. Lors d’une récréation, Marine me demanda la permission de toucher ce front. Sa peau à elle conservait la douceur et l’éclat de celle d’un bébé et le contraste l’intriguait. Elle voulait savoir si les petits monts qui déformaient la surface de mon visage étaient douloureux. Ravie d’être le centre de l’attention, je répondis que non, je ne sentais rien. Les boutons ne me dérangeaient pas. Tant que j’avais des jambes pour courir, mon visage pouvait bien se couvrir d’une fourrure, cela ne m’importait pas.

Belle ? Être belle ? Mais à quoi bon ?

Un an plus tard, je rentrerai au collège. Et une altercation avec une adolescente, une fille populaire nommée Leslie, m’ouvrirait enfin les yeux sur la cruauté du monde à l’égard des « moches ».

1 commentaire

  • Avec beaucoup de retard mais grand plaisir je m’y plonge volontiers.
    J’aime toujours ton style d’écriture, à la fois soft, percutant et facile à lire.
    Bonne continuation
    Je file lire le chapitre 2

Hanna Anthony

Alors que j'ai été une adolescente solitaire, la pratique de l'écriture m'a sauvée.

À 12 ans, j'ai rédigé ma première nouvelle sur l'ordinateur familial. Par la suite, je publiais régulièrement mes textes sur un blog. J'ai ensuite tardé à me lancer dans le roman, persuadée que je n'étais pas légitime à construire une structure narrative et des personnages forts.

En 2019, l'école d'écriture Les mots a lancé un concours auquel j'ai participé avec un texte très moderne sur les amours contemporaines. Les liaisons factices a figuré parmi les lauréats du concours. Un an plus tard, il a été publié dans une petite maison d'édition et vendu à 800 exemplaires.

J'ai également vendu mon propre recueil de textes en auto-édition, en moins de deux mois, plus de 500 exemplaires ont été écoulés.

Particulièrement intéressée par le genre du roman contemporain, j'ai fait évoluer mon écriture dans le cadre d'ateliers, notamment avec Chloé Delaume et Lolita Pille. J'ai affiné mon style, que je considère aujourd'hui comme inspiré de Delphine de Vigan et de Karine Tuil.

Je possède aussi un compte Instagram de mots, @relation_textuelle, suivi par plus de 40 000 personnes.

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anthonyhanna760@gmail.com